Pour le bien de la paix mondiale, toutes les parties devraient garantir que l’Ukraine devienne un pays neutre, comme la Suisse, qui ne rejoindra jamais l’OTAN ou l’UE.

    Par Andrew K.P. Leung (Stratège international et indépendant pour la Chine. Président et PDG, Andrew Leung International Consultants and Investments Limited)

    Andrew-K.P.Leung_Les médias occidentaux sont inondés de discours selon lesquels le président Poutine a fait une grave erreur de calcul en Ukraine, s’enfonçant dans un trou et étant ostracisé par la quasi-totalité du monde. 

    Pékin est mis dans le même sac. Elle ne se joint pas au concert de condamnations occidentales, « contribue à amortir les sanctions » à l’encontre de la Russie et est soupçonnée de nourrir la tentation de faire de même avec Taïwan.   

    Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy est salué comme une icône mondiale, un David héroïque contre un Goliath tyrannique.  Il y a aussi la schadenfreude. Grâce à Poutine, la « City on the Hill » américaine est enfin en mesure de faire preuve de leadership en inversant le repli perçu des démocraties face à la montée des autocraties. 

    La sécurité nationale et l’ordre mondial ne sont toutefois pas noirs ou blancs, mais plutôt Monet que Caravaggio. Derrière la fumée et les miroirs, des énigmes de vie ou de mort doivent être résolues. 

    Originaire de Saint-Pétersbourg, ville de Pierre le Grand, Poutine considère l’effondrement de l’ex-URSS comme la plus grande humiliation nationale. 

    La Russie est la masse continentale la plus vaste du monde, plus grande que le Canada, les États-Unis et la Chine, dans cet ordre. Ne représentant que 1,87 % de la population mondiale, elle a, pendant des siècles, accueilli des États tampons contre les forces hostiles. La désintégration de l’URSS a vu nombre de ces États satellites rejoindre le camp opposé – l’Union européenne (UE) et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), une alliance militaire transatlantique dotée de bases de missiles.   

    Depuis 1990, l’OTAN a connu cinq cycles d’élargissement pour inclure d’anciennes parties de l’Union soviétique et plusieurs anciens États du Pacte de Varsovie.  Lors du sommet de Bucarest en 2014, l’OTAN a soutenu l’inclusion de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’espoir de créer une Europe entière et libre avec l’expansion de l’UE. 

    À la suite de la « révolution orange » de 2004 et de la « révolution Maidan » de 2014, plus de la moitié de la population ukrainienne, en dehors des provinces orientales pro-russes, adhère de plus en plus aux valeurs occidentales.  

    Après avoir avalé des vagues d’expansion de l’UE et de l’OTAN, alors que la Russie est devenue beaucoup plus forte économiquement et militairement, tandis que la domination américaine est perçue comme étant en recul, Poutine met maintenant son pied à terre. Les missiles de l’OTAN chez un grand voisin comme l’Ukraine pourraient atteindre Moscou en quelques minutes. Cette « crise de Cuba » russe potentielle doit être affrontée une fois pour toutes. 

    Pékin est dans une situation délicate. Face à l’hostilité des États-Unis, la Chine et la Russie ont été poussées à un « mariage de convenance » plus étroit, voire à un bloc étanche. Pendant les Jeux olympiques d’hiver de Pékin, les deux dirigeants ont signé un communiqué de 5 400 mots sur un partenariat « sans limites ».   

    Cependant, Pékin doit être cohérent dans la défense de la Charte des Nations Unies, de la souveraineté nationale, de l’intégrité territoriale et de l’opposition à l’unilatéralisme. Ce sont là des remparts contre les violations en série des intérêts nationaux de la Chine par les États-Unis à Taïwan, au Xinjiang et à Hong Kong, sans parler des interventions américaines désastreuses en Irak, en Afghanistan et en Syrie. 

    Un corollaire de l’unilatéralisme est le principe dit du « droit de protéger » (R2P), qui a été invoqué pour l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo en 1999 contre les fortes objections de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité. Comment la Chine pourrait-elle maintenant résoudre la quadrature du cercle alors que Poutine prétend protéger le peuple russe en Ukraine contre un « génocide » ?  

    D’où l’appel prudent de Pékin au dialogue et à la paix, tout en reconnaissant les préoccupations sécuritaires de la Russie. De même, son abstention (avec 34 autres nations) de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies visant à dénoncer l’agression de la Russie en Ukraine. 

    En dépit de la rhétorique et du théâtre, la crise ukrainienne est en train de créer une crise humanitaire aux proportions bibliques, avec des millions de réfugiés potentiels se déversant dans les pays voisins, créant un cauchemar européen. 

    Au-delà des préoccupations humanitaires, la crise n’est bonne pour personne, y compris pour la Russie, l’UE, les États-Unis et la Chine. 

    Les avancées militaires de la Russie en Ukraine sont quelque peu au point mort face à une résistance courageuse et à des contraintes logistiques. Après tout, l’Ukraine n’est pas la Crimée. Elle est environ deux fois plus grande que l’Allemagne. Plus de la moitié de ses 43 millions d’habitants, en particulier dans la partie occidentale, sont farouchement patriotes et chérissent la liberté et la démocratie. Imposer une occupation russe promet d’être une affaire prolongée et sanglante.  

    En dépit de l’état de siège, l’Ukraine a présenté une demande officielle d’adhésion à l’UE. Pour garantir une diligence raisonnable, les négociations d’adhésion seront probablement difficiles, notamment en raison des problèmes de corruption en Ukraine. En tout état de cause, le fait de parrainer une guerre prolongée contre la Russie risque d’entraîner des perturbations massives de l’approvisionnement énergétique russe, dont plus d’une poignée d’États membres, notamment l’Allemagne, dépendent fortement, sans parler des perturbations des marchés et de l’économie européens.   

    En ce qui concerne les États-Unis, hormis la joie que suscite la situation difficile dans laquelle se trouve actuellement Poutine, une guerre non concluante utilisant le sang et le trésor ukrainiens par procuration n’est pas susceptible de gagner des amis et d’influencer les gens, en particulier à l’approche des élections de mi-mandat. De plus, armé jusqu’aux dents, Poutine semble décidé à se battre jusqu’au bout, selon les récents sondages personnels du président français Macron.  Même la victoire risque d’être à la Pyrrhus, car l’Occident serait aux prises avec une Ukraine dévastée et une Russie aigrie et encore plus dangereuse.

    Pour la Chine, l’Ukraine est un partenaire commercial clé, avec une corne d’abondance de maïs, de blé, d’uranium et d’autres ressources minérales, ainsi qu’un savoir-faire technique de pointe. Elle occupe également une position centrale dans l’initiative chinoise « Belt and Road » en Europe. Comme l’a souligné l’ambassadeur chinois Chang Jun lors de l’Assemblée générale des Nations unies, la recherche d’une solution « équilibrée, efficace et durable » sera dans l’intérêt de tous. 

    Dans un monde de plus en plus multipolaire, il est peu probable que le vainqueur remporte tout. Il faut tenir pleinement compte des préoccupations sécuritaires profondément ancrées de la Russie ainsi que des aspirations politiques du peuple ukrainien. 

    Une option attrayante pour tous est un « modèle suisse », qui serait garanti par la Russie, les États-Unis, l’UE et l’OTAN. L’Ukraine doit devenir un pays totalement neutre, jurant de ne jamais adhérer à l’OTAN ou à l’UE, tout en préservant sa propre souveraineté nationale et son identité politique unique, qui n’est ni entièrement pro-occidentale ni soumise à la suzeraineté russe.

    Le modèle exact nécessite des négociations délicates et inclusives entre toutes les principales parties prenantes. La Chine pourrait saisir l’occasion d’agir en tant que courtier de la paix.     

    Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la paix en Ukraine, mais un nouveau modèle de résolution durable des conflits géopolitiques des grandes puissances, qui continueront probablement à mettre en cause l’ordre mondial et la préservation de la paix dans le monde pour le reste de ce siècle. 

    Auteur: Andrew K.P. Leung (Stratège international et indépendant pour la Chine. Président et PDG, Andrew Leung International Consultants and Investments Limited)

    (Les opinions exprimées dans cet article n’appartiennent qu’à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de World Geostrategic Insights)

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